Repenser l’éducation sexuelle sous l’angle de l’antiracisme

Pour moi, comme fem noire, éducatrice antiraciste et éducatrice sexuelle, le mois de février revêt un aspect collectif. C’est le Mois de l’histoire des Noir·es, marqué par la Journée canadienne de sensibilisation au VIH/sida des communautés noires le 7 février et la Semaine de sensibilisation à la santé sexuelle et reproductive du 14 au 18 février. C’est facile de se laisser emporter par l’urgence d’agir ou de faire des déclarations, mais sans trop de réflexion derrière. Cette année, je souhaite porter un regard critique sur la signification de ces occasions de sensibilisation en gardant en tête l’objectif plus large de libération et d’équité. Plus je réfléchis, plus j’ai la conviction que nous abordons mal ces événements ainsi que la défense des droits en matière de santé, surtout pour la communauté noire.

maxresdefault-4.jpgPhoto : Delilah Kamuhanda

Pour citer la fameuse reine RuPaul, « Pourquoi faut que ce soit noir? » (« Why it gotta be Black? »). La santé, comme tout le reste, est tributaire de la race, du racisme et de la culture. Autrement dit, la santé est différente pour les Noir·es. Il n’est pas question ici d’eugénisme ou de pseudoscience raciale – ces notions sont simplement fausses et déshumanisantes. En fait, la santé se distingue d’un point de vue socioculturel. Chez les communautés racisées, notre conception est différente de la vision eurocentrique : nous avons tendance à aborder la santé de manière plus collective qu’individuelle. L’alliance pour la santé des Noir·es (Black Health Alliance) de Toronto a réalisé un sondage pour savoir ce que signifiait la santé pour les répondant·es. Parmi les nombreux éléments évoqués, citons entre autres le lien avec la communauté, les espaces sûrs exempts de discrimination, la sécurité alimentaire ainsi que l’accès aux soins de santé et aux services sociaux. Loin de se limiter à l’absence de maladie, la santé englobe des aspects tels que la communauté, le statut socio-économique, les liens et le soutien. Par ailleurs, les personnes noires et autochtones au Canada sont systématiquement plus vulnérables aux infections transmises sexuellement et par le sang (ITSS) et, en raison du racisme et du colonialisme, rencontrent davantage d’obstacles à des soins adéquats. Par exemple, les jeunes Canadien·nes noir·es ont déclaré que le racisme constituait une entrave majeure à leur recours aux services de santé sexuelle. Ce groupe démographique affiche par ailleurs le plus bas taux de fréquentation des cliniques de santé sexuelle.

Souvent, les initiatives de santé publique impliquent des campagnes ou des programmes de sensibilisation axés sur l’individu. Par exemple, « Commencez la PrEP aujourd’hui et protégez-vous contre le VIH! » ou encore, « On constate une augmentation de *insérer l’infection ou l’ITSS ici*, alors utilisez des condoms et faites-vous tester! ». Je l’avoue, j’ai moi-même aidé à concevoir ce genre de campagnes. Le problème, c’est que ces messages centrent les stratégies de santé publique sur l’individu. Or, cette approche ne rejoint pas tout le monde, pas plus qu’elle ne suscite un sentiment d’urgence chez chacun·e, surtout pas les personnes qui perçoivent la santé autrement. Par ailleurs, ces campagnes de sensibilisation ignorent souvent les obstacles sociaux et économiques à l’accès aux soins, notamment le manque de logements stables et de moyens de transport ainsi que les problèmes d’accès à un téléphone et à Internet. Mentionnons aussi le manque d’argent ou de flexibilité au travail, qui peuvent empêcher la prise de rendez-vous. Compte tenu de l’impact du racisme sur le statut économique, l’emploi, le logement, etc., force est de constater que les personnes racisées vivent à l’intersection de nombreuses identités marginalisées et risquent de ne pas tirer profit de ces stratégies habituelles.

Lorsqu’on essaie de parler à la majorité, on néglige les plus vulnérables. Les messages qui nous attirent dépendent de nos identités et de nos valeurs. Par exemple, si on voit le mot-clic tendance « prep », peut-être qu’on pensera à la PrEP (un médicament pour la prévention du VIH) plutôt qu’à la préparation de repas ou aux #garsdegym. Si on souhaite parler de santé sexuelle avec les Noir·es, on doit le faire avec des mots qui les rejoignent. Par ailleurs, nous devons poursuivre nos efforts pour remédier aux problèmes d’accès et offrir des soins de qualité aux communautés marginalisées.

Lorsqu’on essaie de parler à la majorité, on néglige les plus vulnérables.

Même si j’aime croire que le domaine de la santé sexuelle est le cousin branché et amusant du milieu de la santé, il a des origines problématiques et ses pratiques actuelles nuisent aux Noir·es et aux autres personnes racisées. Le système de santé et le milieu caritatif sont souvent composés de personnes ou de projets qui reposent sur l’idée que la clientèle est incapable de s’aider elle-même. Cette croyance est au cœur de la notion de « sauveur blanc ». Cette notion et la culpabilité blanche font en sorte que les professionnel·les de l’éducation ou de la santé ignorent pourquoi une personne est réticente à recevoir leur « aide ». Voilà le point de départ d’un bon pan de l’éducation sexuelle. Comprendre la méfiance des communautés noires à l’égard des soins de santé, c’est comprendre la longue histoire du racisme médical.

Les soins et la promotion de la santé – comme toute pratique ou institution – se caractérisent par le racisme et les préjugés. Les médecins nord-américains ont exploité et réduit en esclavage les Noir·es et d’autres personnes racisées, allant jusqu’à les utiliser pour pratiquer des chirurgies douloureuses et fastidieuses afin de développer des pratiques et des instruments médicaux, comme cela a été le cas de J. Marion Sims. Des mythes présentant les personnes noires comme fertiles, hypersexuelles et plus résistantes à la douleur ont servi de prétexte aux pratiques médicales abjectes de ce dernier. D’ailleurs, on évoque encore ces mêmes mythes pour écarter les inquiétudes quant aux hauts taux de mortalité des personnes noires pendant la grossesse et l’accouchement. La sexualité et la fonction de reproduction ont servi d’outils d’oppression durant l’esclavage et la colonisation. Aux États-Unis, les personnes considérées comme ayant des comportements libertins ou des infections transmises sexuellement (ITS) risquaient l’emprisonnement pour « immoralité sexuelle ». Ces arrestations pouvaient donner lieu à des examens médicaux intrusifs, voire à des expérimentations. À partir du tournant du 20e siècle jusqu’aux années 1960, les femmes « suspectes » et les personnes non conformes dans le genre risquaient la prison, des tests de dépistage des ITS, la stérilisation et la brutalité de la part des professionnel·les de la santé et des forces policières. La plupart des personnes détenues étaient des personnes racisées ou de la classe ouvrière. C’est sans oublier la terrible expérience de Tuskegee sur la syphilis, une étude non consensuelle menée pendant des décennies sur des hommes noirs par des médecins et des fonctionnaires. Ceux-ci estimaient que les Noirs étaient physiquement et mentalement inférieurs et que la syphilis à un stade avancé aurait des effets différents sur leurs capacités cognitives. Même après la distribution répandue de la pénicilline, ces hommes n’ont jamais su qu’ils étaient porteurs d’une ITSS et n’ont pas eu accès à des traitements. Ces hommes sont devenus aveugles, ont souffert de troubles cognitifs et ont transmis l’infection à leurs partenaires.

Ces problèmes ne sont pas choses du passé. Dans son ouvrage Apartheid médical (Medical Apartheid), Harriet Washington démontre que la notion de consentement à l’expérimentation est floue et exploitée dans les populations démunies ou parmi les personnes autochtones, noires et de couleur (PANDC). Dans un rapport de 2021, on apprenait que des femmes noires et autochtones au Québec avaient témoigné avoir subi une ligature des trompes sans leur consentement. Il s’agit là d’un cas de racisme médical, qui a des répercussions systémiques et graves sur les populations autochtones dans le monde entier – au Canada, cette question a fait l’objet d’une couverture médiatique accrue depuis le signalement en 2018 de cas en Saskatchewan. L’histoire nous apprend que la santé sexuelle ne rime pas toujours avec plaisir et progrès. On comprend bien l’hésitation des personnes marginalisées dans leurs interactions avec le réseau de la santé, qui découle de l’exploitation passée et présente des PANDC, des personnes handicapées et des travailleur·euses du sexe au sein de ce même réseau. Si vos parents, grands-parents, tantes et oncles vous racontaient qu’iels avaient servi de cobayes ou subi une déshumanisation et du mépris de la part de personnes en position de pouvoir, responsables de leur bien-être, auriez-vous confiance en le milieu de la santé? Notre travail n’est pas de minimiser cette réalité, mais plutôt de devenir des allié·es et d’offrir des espaces sûrs.

L’histoire nous apprend que la santé sexuelle ne rime pas toujours avec plaisir et progrès. On comprend bien l’hésitation des personnes marginalisées dans leurs interactions avec le réseau de la santé, qui découle de l’exploitation passée et présente des PANDC, des personnes handicapées et des travailleur·euses du sexe au sein de ce même réseau.

Il nous faut adopter des approches intégrées qui respectent la capacité des personnes à définir elles-mêmes leurs besoins de santé. Nos pistes de solutions doivent être antiracistes, sinon elles ne seront pas culturellement appropriées ou durables. L’action antiraciste dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive peut prendre diverses formes : évaluer en quoi la race et le racisme peuvent entraver l’accès aux soins; analyser le statu quo et son impact sur le sexe et la sexualité; diversifier les teintes de peau et les identités des personnes présentées dans les communications, les images et les vidéos.

Le 7 février, c’est la Journée canadienne de sensibilisation au VIH/sida des communautés noires. Pour saisir la pertinence d’une telle journée, il est essentiel de reconnaître les disparités et les inégalités en matière de santé, qui montrent que le moment est venu d’appliquer ces analyses et pratiques antiracistes. La crise du VIH/sida dans les années 1980 a durement frappé les communautés de couleur, dotées d’un accès limité aux traitements. Jusqu’à la diffusion de la série Pose sur la chaîne FX, la plupart des images du VIH/sida mettaient en scène des hommes gais blancs. Que ce soit à l’écran ou dans la réalité, notre perception du VIH et nos réactions face à celui-ci sont « blanchies ». Refuser de reconnaître les conséquences de ce phénomène raciste revient à ne pas être en mesure d’agir de façon appropriée et efficace sur le plan culturel. Cette année, abordons l’enjeu de l’intersectionnalité pour les personnes noires séropositives. Comment le racisme, le capacitisme, la xénophobie ou d’autres types d’oppression systémiques façonnent-ils leurs expériences? D’autre part, comment leur culture peut-elle influencer leur perception de la santé et des pratiques de soins? Partout en Amérique du Nord, nous constatons une augmentation du nombre de diagnostics de VIH chez les femmes et les fems noires. Quel rôle joue la misogynoir (le sexisme à l’égard des femmes et des fems noires) dans ce phénomène?

Éducateur·rices, fournisseurs de soins de santé et responsables politiques : cette journée est l’occasion de réfléchir à vos obligations et à vos angles morts. Par exemple, entretenez-vous certaines croyances racistes sur la santé, les symptômes ou les comportements des Noir·es? À titre d’exemple, ce pourrait être la croyance que notre peau est plus épaisse, qui amène les gens à penser que nous ressentons moins la douleur. Selon une étude réalisée en 2016 auprès d’étudiant·es de première et deuxième années en médecine, environ la moitié des personnes interrogées adhéraient à ce mythe. Comment votre travail permet-il de valoriser les voix noires ou de refléter nos vécus? Comment votre lieu de travail peut-il devenir un espace sûr pour les personnes noires?

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Ces efforts méritent d’être déployés tout au long de l’année, mais la Journée de sensibilisation au VIH/sida des communautés noires et le Mois de l’histoire des Noir·es s’offrent comme point de départ pour ouvrir la discussion. Rappelez-vous que votre parcours antiraciste dépend de vos privilèges, de votre rôle ainsi que des besoins et des talents de la communauté servie. Si vous souhaitez savoir comment intégrer l’antiracisme dans la santé sexuelle, voici quelques conseils pour commencer :

  • Se familiariser avec le concept d’intersectionnalité
  • Comprendre les obstacles pour les nouveaux·elles arrivant·es
  • Reconnaître et bien saisir ses propres privilèges
  • Accorder la priorité à la sécurité culturelle
  • Intégrer la réconciliation et l’antiracisme dans les stratégies, missions et visions, à la fois comme principe directeur et mesure de responsabilisation

Par Delilah Kamuhanda
Cet article est adapté de l’atelier sur la santé sexuelle antiraciste donné en présentiel par Delilah, dans le cadre du Sommet 2022. Suivez le lien pour une courte entrevue vidéo avec Delilah sur son expérience du Sommet.

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À propos de CBRC

Le Centre de recherche communautaire (CBRC) promeut la santé des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre par le biais de la recherche et du développement d’interventions.
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