Quand on dit que les personnes queers1 rendent le monde qui les entoure plus queer, qu’est-ce qu’on entend par là? Et qu’est-ce que ce concept signifie quand on l’applique au domaine des soins de santé? On pourrait envisager de nouvelles manières de travailler avec les patient·e·s queers, afin de leur offrir des soins plus pertinents et mieux adaptés à leur culture. Le concept de queer worldmaking (« création de mondes queers ») représente bien le processus par lequel nos communautés rendent le domaine de la santé mentale plus queer; ou pour le dire autrement, comment elles « queerisent » la santé mentale. C’est un concept qui permet de repenser les approches du counseling et de redéfinir la relation d’aide avec les communautés queerisées.
Dans cet article de blogue, j’explique comment je perçois mon travail en santé mentale auprès d’une clientèle queer et racisée, et ce à titre de thérapeute, de chercheuse, d’éducatrice et de superviseuse clinique. Mes idées et mes réflexions sont tirées de mes savoirs expérientiels, de mon expérience personnelle, universitaire et professionnelle. Je voudrais commencer par les questions et les préoccupations qui m’ont amenée à réfléchir au concept de queer worldmaking.
Depuis un certain temps, je m’interroge sur la terminologie des identités. Qui sommes-nous en tant que personnes queers, bispirituelles, LGBT ou racisées? Quel langage représente adéquatement notre regard sur nous-mêmes et notre évolution dans le monde? Étant donné que l’anglais, par sa structure même, favorise une vision binaire, et que la plupart des autres langues sont essentiellement genrées, que signifie transgresser ces frontières? Je parle moi-même trois autres langues, ce qui m’offre différentes possibilités de communiquer, différentes manières de me faire comprendre et de donner un sens à ma vie.
À l’origine péjoratif, le terme « queer » a depuis été réapproprié, même s’il met encore mal à l’aise beaucoup de monde. Les activistes ont longtemps et durement lutté pour obtenir le droit d’utiliser la terminologie inclusive et respectueuse qu’est le sigle « 2S/LGBTQ ». Toutefois, je crains que ce sigle (dont on prononce chaque lettre distinctement, contrairement à l’acronyme, qui lui se prononce comme un mot ordinaire – sida, ovni, etc.) ne soit en train d’effacer les nuances culturelles plus subtiles propres aux différentes expériences qui existent au sein de nos nombreuses communautés. Je me demande si la généralisation et la mondialisation de ce sigle ne sont pas en train de reproduire un autre type de colonialisme.
On peut volontairement utiliser certains termes et types de langage, tout comme on peut critiquer le sigle 2S/LGBTQ. On peut utiliser des mots, des termes et des concepts plus précis pour décrire les expériences culturelles communes et propres à chaque lettre du sigle. On peut essayer d’exprimer et d’expliquer les nuances culturelles propres aux existences qui se situent dans ces espaces intermédiaires – les nuances propres aux différentes manières de voir, d’être vu·e ou de ne pas l’être.
Le concept de « création de mondes queers » fait référence à la construction collective d’espaces et à l’évolution au sein de ces espaces à l’aide de pratiques symboliques. Le récit et l’art peuvent être considérés comme des types de création de mondes, selon la manière dont ils sont utilisés. Appliquée à un groupe culturel particulier, la création de mondes aide les membres de ce groupe à se comprendre et à comprendre les autres. La création de mondes est d’autant plus importante pour les communautés queers que l’homophobie, la transphobie et le racisme les ont privées des droits juridiques de se rassembler, de vivre en sécurité et de s’exprimer.
Je m’inspire de cette définition : « La construction d’un monde queer s’est faite en l’absence d’intimité liée à l’espace domestique, à la parenté et à la structure traditionnelle du couple, ou encore, à la propriété ou à la nation » (Berlant et Warner, 1998; traduction libre). Lorsque j’ai lu cette déclaration pour la première fois, j’ai été frappée et j’ai immédiatement compris qu’en tant que communauté, nous n’avons pas eu accès à des systèmes ou à des structures nous permettant de nous rencontrer, de nous trouver, de nous rassembler et d’être ensemble. Dans la plupart des régions du monde, nos identités sont toujours interdites et nous vivons dans la crainte de la violence, envers nous-mêmes et envers nos familles. En l’absence de reconnaissance légale, de systèmes de sécurité et de protection, comment nous retrouver et bâtir notre communauté? Dans les régions du monde qui nous ont accordé le droit d’exister selon la loi, nous construisons tout de même des histoires et des héritages desquels nous inspirer et tirer des enseignements, sans les structures de la famille (biologique) et les réseaux de parenté.
C’est pourquoi je suis tellement interpelée par la manière dont nous donnons sens à notre existence et à celles des autres, par les moyens qui nous permettent de former des communautés et des liens. Nos communautés n’ont généralement pas un accès égal aux espaces et aux structures de rencontre. Selon moi, le queer worldmaking est un concept qui suggère qu’elles y sont pourtant toujours parvenues en faisant preuve de créativité.
En lisant les travaux d’écrivain·e·s, d’universitaires et de chercheur·euse·s queers, autochtones, bispirituel·le·s et racisé·e·s, j’ai appris différentes façons de conceptualiser ces positions identitaires. Leurs écrits m’ont aidée à comprendre comment nous gérons notre existence, comment nous nous épanouissons, ainsi que ce qui nous nourrit et nous fait grandir en tant que communauté. Ces auteur·e·s parlent souvent d’inclusion, de visibilité et d’appartenance d’un point de vue situé au croisement de positions identitaires potentiellement conflictuelles, liées à la culture, à l’origine ethnique, à la famille, à la communauté, à la sexualité, au genre et aux relations.
Dans le domaine de la santé mentale et des soins de santé, la création de mondes queers vient modifier les fondements de la prestation de soins. En effet, la création de sens est fondamentale dans le contexte de la santé mentale. D’après mon expérience personnelle et professionnelle, on cherche souvent à comprendre qui on est et pourquoi on fait ce qu’on fait, dans l’espoir de modifier des comportements problématiques. Il peut être difficile de trouver les mots pour nommer et décrire nos expériences, nos souvenirs et nos connaissances, ainsi que pour définir avec précision nos identités et notre place au milieu de nos nombreuses relations. C’est pourquoi la permission de ne pas savoir ou de ne pas nommer est parfois tout aussi importante que la capacité de savoir.
Le concept de queer worldmaking m’aide à réfléchir ce processus consistant à se donner du sens à soi-même et à trouver une façon d’évoluer dans l’espace et le temps. Il m’aide à réfléchir à ce qui nous rassemble. Il s’appuie sur l’héritage que nous avons reçu, celui de l’effacement et de la marginalisation, ainsi que sur nos nombreux actes de résistance et de résilience.
En général, la formation en counseling se contente de nommer et d’enseigner les positions identitaires LGBTQ. Elle se penche sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de la personne traitée, ainsi que sur les résultats en matière de santé mentale des communautés LGBTQ, qui sont souvent moins bons. La formation clinique ne va généralement pas plus loin. Elle n’aborde pas les manières dont les personnes queers composent avec les difficultés qu’elles rencontrent, ni comment elles construisent leur résilience. Par peur de commettre des erreurs, les intervenant·e·s n’osent pas demander à la personne venue chercher de l’aide comment celle-ci trouve du soutien, crée du sens et forme des relations; comment elle a « queerisé » son propre parcours de vie.
La création de mondes queers est un outil permettant d’aller au-delà des compétences de base consistant à mémoriser des lettres et à interroger la personne sur ses pronoms. Il s’agit d’un cadre qui aide à reconnaître qu’être queer, c’est une manière d’être, de voir et de savoir. C’est aussi un point de départ à partir duquel s’enquérir des différents aspects de la vie des client·e·s. Le concept de queer worldmaking est un pont qui permet de passer de la théorie de l’intersectionnalité à la pratique relationnelle; une pratique dans laquelle l’intervenant·e est à l’aise de demander à la personne en face comment elle vit le fait d’être queer dans les différents aspects de sa vie, y compris dans la salle de consultation.
Par Dr. Meera Dhebar, PhD, TSI
Meera Dhebar effectue actuellement son stage de recherche postdoctorale au CBRC. En tant que travailleuse sociale inscrite (TSI), elle a travaillé dans des organismes communautaires à but non lucratif à Toronto, puis dans des hôpitaux et des centres de soins palliatifs à Vancouver, avant de se tourner vers l’enseignement et la pratique du counseling.
1 Je comprends le mot « queer » comme un terme identitaire se rapportant à des identités de genre et des orientations sexuelles et sentimentales non conformes et non normatives. L’expérience d’être queer dépend de l’environnement, du lieu et du contexte. Dans ce texte (traduit en français, NDLT), « queer » est utilisé comme adjectif et « queeriser » (« rendre queer ») comme verbe, pour désigner une manière d’aborder et de transgresser les normes d’une pratique, par exemple « queeriser » la recherche ou la santé mentale.