Dans le cadre du projet Réponses communautaires aux effets de la COVID-19 sur la santé mentale des personnes 2S/LGBTQ+, financé par l’Agence de la santé publique du Canada, le CBRC a élaboré et mis en œuvre plusieurs programmes de leadership axés sur le renforcement des capacités dans le domaine de la recherche en santé mentale. L’une de ces initiatives, Knowledge 2eekerS, visait à créer un espace hebdomadaire de rencontre, d’échange et d’apprentissage aux personnes bispirituelles et autochtones intéressées par la recherche communautaire. Dans cet article, Lane Bonertz (Blackfoot de la nation Piikani) revient sur son expérience en tant que responsable de la création de ce programme pilote.
En 2017, j’ai répondu à une annonce pour le programme Jeunes chercheur·e·s queers, une initiative de formation à la recherche conçue par le CBRC et offerte par le CRUISElab à Toronto. J’étais en dernière année de mes études de premier cycle en sexualité, et je ne savais pas ce que l’avenir me réservait. Chaque semaine, un groupe d’hommes 2SGBTQ+ se réunissait pour explorer les méthodologies de recherche, socialiser et contribuer à l’élaboration de l’enquête Sexe au présent 2018 du CBRC. Je n’imaginais pas alors les retombées que ce programme aurait sur ma vie. J’y ai acquis les connaissances et les relations qui m’ont permis de continuer à travailler dans le domaine de la recherche en santé sexuelle jusqu’à aujourd’hui.
Six ans après ma première séance de Jeunes chercheur·e·s queers, et après deux années à travailler au CBRC, on m’a demandé d’adapter ce même programme à la communauté bispirituelle. Cette offre venait boucler la boucle : je crois au potentiel de ces programmes et je reconnais les possibilités professionnelles que Jeunes chercheur·e·s queers m’a ouvertes. Je me suis mis au travail.
Nous avons commencé par consulter un certain nombre de collectifs bispirituels de toute l’Île de la Tortue et, très vite, nous avons reçu partout la même réponse : « Qui a demandé ce programme? »
C’était une question tout à fait valable et il était juste de la poser. Pourquoi nous contenter d’adapter un programme qui n’avait pas été élaboré dans une perspective autochtone? Quelles étaient les possibilités si on créait plutôt quelque chose d’entièrement neuf? C’est à partir de là que Knowledge 2eekerS a été conçu.
Le mot « bispirituel » est un terme générique qui peut faire référence à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre, aux deux, ou à aucun des deux. Il s’agit de la reconnaissance des multiples identités, apprentissages et modes de vie qui sont propres aux peuples autochtones, à leurs ancêtres et à leurs cultures depuis des temps immémoriaux. Les personnes bispirituelles occupaient des rôles très importants, souvent sacrés, au service de leurs communautés. Les perspectives et les histoires bispirituelles ont guidé l’élaboration du programme Knowledge 2eekerS, l’objectif étant de présenter la recherche comme une occasion pour les participant·e·s d’assumer et de reprendre les rôles qui bénéficiaient à l’ensemble de leurs communautés.
Les Autochtones figurent encore parmi les populations les plus étudiées. Les données collectées à leur sujet sont souvent compilées sans consultation ni communication adéquate des résultats aux personnes concernées. Les conclusions s’accompagnent rarement de suggestions d’améliorations à apporter en matière de santé ou d’autres domaines. Nos identités sont parmi les plus examinées et quantifiées dans la recherche et le milieu universitaire; elles sont soumises aux normes coloniales du « statut autochtone », et les liens de parenté et connexions qui régissent notre conception de l’appartenance sont ignorés. De nombreux facteurs de stress affectent les universitaires et les chercheur·euse·s autochtones en devenir, que ce soit l’inclusion de façade (tokénisme), l’usurpation de l’identité autochtone ou le « prétendianisme » (la prétention d’être autochtone, NDLT), ou encore la réduction des peuples autochtones à des modèles d’analyse des disparités et de transfert des connaissances. Les projets axés sur les chiffres et l’objectivité nous éloignent des raisons fondamentales pour lesquelles beaucoup d’entre nous désirent travailler en recherche, à savoir l’amélioration des conditions de vie de nos communautés. Knowledge 2eekerS a créé un espace propice au partage et à la discussion ouverte autour de nos expériences, ainsi qu’à l’apprentissage mutuel et à l’amélioration de l’estime de soi et du bien-être par l’échange de connaissances.
Le milieu canadien de la recherche a des antécédents d’extraction, d’exploitation et de préjudice à l’encontre des populations autochtones. Il était impossible de concevoir un programme comme Knowledge 2eekerS sans affronter cette histoire. Cela n’aurait pas rendu justice à notre présence aujourd’hui dans ces espaces. En abordant et en reconnaissant la relation difficile des Autochtones à la recherche occidentale, Knowledge 2eekerS souhaite donner aux participant·e·s l’occasion de réfléchir à leur rôle, leur volonté, leur responsabilité et leur potentiel d’apporter de véritables changements par le biais de la recherche. Grâce à la conscience aiguë de ce passé et de ces dynamiques, les participant·e·s ont le pouvoir d’interroger le champ de la recherche et d’y défendre leurs communautés.
Comme au tir à l’arc, nous devons tirer sur le passé et utiliser cette tension pour propulser vers l’avant notre force et notre volonté de ne jamais reproduire de tels préjudices. Sans une bonne compréhension du contexte passé, nos efforts pour faire tomber les barrières institutionnelles resteront limités, et il sera toujours difficile de mener des recherches qui respectent les enseignements de nos communautés et qui répondent à leurs besoins.
En gardant tout cela à l’esprit, nous nous posons la question suivante : que signifie être une personne autochtone dans le domaine de la recherche?
Bien que les principes de base de la recherche fassent partie du programme d’enseignement de Knowledge 2eekerS, l’accent a d’abord été mis sur nos outils d’autodétermination et de souveraineté sur les données. Nous avons aussi remis en question les raisons derrière les processus de recherche. De nombreux établissements universitaires, organismes de recherche et ONBL appuient les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. L’introduction à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones a établi des normes minimales pour la survie et le bien-être des peuples autochtones, qui ont force de loi au Canada. Les chercheur·euse·s autochtones qui nous ont précédé·e·s ont élaboré des cadres éthiques tels que les principes de propriété, de contrôle, d’accès et de possession (PCAP) des Premières Nations. Comment établir des processus de reddition de compte dans nos environnements de travail si nous ne prenons pas connaissance des documents qui établissent ces normes? Les politiques, les lois et les normes d’éthique existantes, ainsi les mouvements autochtones en faveur du changement, nous servent de piliers pour développer notre potentiel en tant que chercheur·euse·s, défenseur·euse·s des droits et activistes. Nous avons également étudié le profil de personnes bispirituelles passées et présentes, leur influence sur la communauté et leurs contributions à la résurgence et à la représentation des personnes bispirituelles, indigiqueers et LGBTQIA+ autochtones.
De nombreuses personnes autochtones se sont retrouvées dans le milieu de la recherche tard dans leur vie ou à cause de leur vécu, sans avoir suivi la voie traditionnelle des études universitaires. Aucun diplôme ni aucune publication ne saurait remplacer les savoirs expérientiels des personnes concernées. L’expérience directe devrait toujours être au premier plan des recherches entreprises. Il était essentiel pour nous que Knowledge 2eekerS soit ouvert à toutes les personnes intéressées, quel que soit leur âge. C’était très émouvant de voir participer des Aîné·e·s et des personnes ayant de longues années d’expérience. Dans les espaces bispirituels, ces personnes représentent un trésor de connaissances et sont une source précieuse de conseils; convaincues qu’elles pouvaient elles aussi apprendre de Knowledge 2eekerS et des membres plus jeunes du groupe, elles incarnaient avec force le principe de réciprocité.
En acquérant des connaissances fondamentales sur les événements passés, le contexte actuel et les procédures suivies en recherche, les personnes participant à Knowledge 2eekerS peuvent avancer d’un pas ferme dans le milieu. Nous les encourageons à poser un œil critique sur le travail et les dynamiques qu’on leur présente, et à réclamer un type de recherche ayant le potentiel d’avoir des retombées positives sur leurs communautés. En découvrant diverses méthodologies de recherche autochtones, les participant·e·s peuvent s’inspirer de celles qui leur parlent le plus et qui reflètent au mieux leurs croyances et leurs apprentissages antérieurs. En tant qu’animateur du programme, il était important pour moi d’intégrer les récits et la terminologie niitsitapi (des Blackfoots) là où je le pouvais, afin de présenter les choses selon ma propre perspective culturelle et ma propre vision – une approche qui, je l’espère, s’adaptera et évoluera selon l’autochtonie des personnes qui dirigeront le programme à l’avenir.
En l’espace d’un an, nous avons créé un programme pilote à partir de zéro et offert aux personnes bispirituelles un environnement spécial où se réunir autour de leur intérêt commun pour la recherche. Chaque semaine, nos rencontres en ligne nous permettaient de nous échapper temporairement de nos soucis quotidiens, qu’ils soient professionnels ou personnels. Il reste encore beaucoup à faire pour améliorer et faire grandir Knowledge 2eekerS à son plein potentiel, mais je regarde avec optimisme le potentiel du programme de former de nouveaux liens, d’accroître les connaissances et d’encourager la ténacité des personnes bispirituelles dans le domaine de la recherche.
Écrit par Lane Bonertz
Lane Bonertz (il/lui) est chargé du programme bispirituel au Centre de recherche communautaire. Ses identités croisées de personne queer, de Blackfoot et de membre de la nation Piikani ont fait naître en lui un sens de la responsabilité qui le pousse à s’investir dans la décolonisation des soins de santé et de la recherche, ainsi que dans l’affirmation des identités et la priorisation des savoirs expérientiels au sein de ces domaines. Lane dirige et anime actuellement Knowledge 2eekerS, un programme mis en œuvre dans le cadre de la subvention SM COVID, destiné aux personnes bispirituelles désirant renforcer leurs capacités en matière de recherche.