Après avoir exclu les hommes gais, bisexuels et queers pendant une trentaine d’années, la Société canadienne du sang a modifié sa politique en 2022 et a ainsi permis à toute une génération d’hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes de donner du sang pour la première fois. Dans le cadre de la présente série, nous nous sommes entretenus avec plusieurs hommes queers qui nous ont livré leurs réflexions personnelles concernant ces changements de politique, les restrictions antérieures, la signification de ces changements pour eux et le travail qu’il reste à faire.
Nathan Lachowsky (il)
Directeur de recherche, Centre de recherche communautaire
Vous souvenez-vous du moment où vous avez réalisé que vous ne pouviez pas donner votre sang parce que vous étiez un homme gai?
Tout à fait. J’étais allé à une collecte de sang au centre universitaire de Guelph avec des amis. En répondant au questionnaire, j’ai pris conscience que, un jour, je ne serais plus admissible au don de sang. J’ai eu l’impression que c’était la dernière fois que je donnais du sang. Je ne me souviens plus si j’avais déjà fait mon coming out ou si j’étais encore en réflexion, mais je me souviens très bien avoir pensé : « Je peux répondre honnêtement à cette question maintenant, mais ma réponse changera bientôt. » Le simple fait qu’on me pose la question a éveillé en moi des sentiments d’incertitude; je ne savais plus si je devais donner du sang. À l’époque, je pensais que la question elle-même était problématique : je crois qu’elle portait sur l’exclusion à vie ou pour cinq ans des hommes ayant eu des rapports sexuels avec d’autres hommes. J’ai ressenti un mélange de culpabilité, de honte, de frustration et de colère, mais je n’ai pas exploré ces sentiments à l’époque. J’ai traversé toutes ces émotions sans en parler à personne. Je n’ai plus fait de don de sang pendant 15 ou 20 ans, jusqu’à ce que la politique change. Il est intéressant de revenir sur cette question des années plus tard, maintenant en tant que professionnel plutôt qu’en tant que simple citoyen.
Quelles sont les conséquences de ces restrictions sur la vie des hommes gais et queers?
Pendant des décennies, la quasi-totalité des donneur·euse·s de sang au Canada n’était pas des hommes gais sexuellement actifs. Cette situation signifie que les questions posées sur la fiche du donneur concernant les médicaments, les voyages, l’activité sexuelle, la consommation de drogues et autres sous-entendaient que ces comportements étaient risqués. En présentant certains comportements comme dangereux, on renforce les stéréotypes nuisibles envers les travailleur·euse·s du sexe, les personnes qui consomment de la drogue et les hommes gais. Il est difficile d’établir un lien direct entre ce portrait et la stigmatisation sociétale des hommes gais à vaste échelle, mais il est certain qu’il a contribué à l’ostracisation de la sexualité, du VIH et des gais dans la société.
J’ai revécu cette expérience par la suite avec d’autres critères d’exclusion. Mais quand on pense à une personne qui se déplace pour donner du sang et qui se fait refuser… Elle se présente, remplit le questionnaire, puis se fait dire par une infirmière qu’elle ne peut pas faire de don à cause de ses réponses. Ce rejet a certainement des conséquences profondes. Je me souviens d’un jeune gai de Montréal qui, au début de la COVID, voulait soutenir la recherche, mais il s’était fait dire que son sang ne serait pas accepté en raison de sa sexualité. Je ne peux qu’imaginer ce qu’il a ressenti.
Qu’avez-vous ressenti la première fois que vous avez donné du sang après le changement de politique?
L’expérience s’est déroulée étonnamment sans incident et, d’une certaine manière, c’est positif. Lorsque je suis devenu admissible, j’ai pris rendez-vous pour un don de sang dans un centre près de chez moi. Le processus était efficace et bien organisé, et j’ai été impressionné par la facilité avec laquelle tout s’est déroulé. L’un des changements notables est que le questionnaire de sélection comporte maintenant des questions sur les partenaires sexuels multiples ou nouveaux, en mettant l’accent sur les relations anales, et non plus sur les hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes. Pendant ma consultation, nous n’avons pas du tout abordé la question des rapports sexuels, car aucune de mes réponses n’a déclenché de questions supplémentaires. Ce qui m’a frappé, par contre, c’est que personne ne savait que j’étais un homme gai qui n’avait pas pu faire de don pendant des années en raison de l’ancienne politique, ni que je faisais de nouveau un don en raison de ce changement. Cette situation m’a fait prendre conscience que, même si nous pouvons suivre cette évolution au sein de la communauté, c’est une occasion manquée de ne pas recueillir ce type d’informations auprès des responsables de systèmes d’approvisionnement en sang, car ces données nous permettraient d’évaluer toutes les incidences du changement de politique.
Pendant une autre visite, je me suis mis à évaluer le processus. J’ai posé des questions sur les fioles de sang prélevé, et, lorsqu’on m’a expliqué que le sang était soumis à des tests de dépistage de diverses infections, læ phlébotomiste m’a tout de suite dit pour me rassurer que je n’avais probablement « aucune de ces infections ». Je comprends que l’intention était de me réconforter, mais cela m’a rappelé à quel point les perceptions sur le VIH, l’hépatite et d’autres infections sont dépassées. Je me suis posé des questions sur la formation offerte au personnel. La nouvelle politique a mis l’accent sur l’inclusion du genre et de l’orientation sexuelle, mais nous devons également nous attaquer à la stigmatisation qui entoure le VIH et l’hépatite — des enjeux qui trouvent leur origine dans le scandale du sang contaminé qui a infecté des milliers de Canadien·ne·s. Si nous ne nous attaquons pas de front à cette stigmatisation, toutes les initiatives d’inclusion risquent d’échouer.
Compte tenu de cette expérience, quelles recommandations feriez-vous aux responsables de systèmes d’approvisionnement en sang?
J’ai réalisé que, assis sur la chaise avec une grosse aiguille dans le bras, je n’ai pas réagi comme j’aurais réagi dans une conversation publique. Je me suis mis à réfléchir à la formation des phlébotomistes. Les programmes d’études des médecins et des infirmières suscitent souvent de l’intérêt, mais les phlébotomistes, qui sont des travailleur·euse·s de la santé de première ligne, ont un effet tout aussi important sur l’expérience des patient·e·s. Je me suis demandé quelle formation la personne qui m’avait dit cela, récemment diplômée, avait reçue sur le VIH et l’hépatite. Puisque les formations des phlébotomistes sont courtes, qu’apprennent-iels sur ces sujets? Et que fait notre communauté pour améliorer la situation?
Il est également essentiel que la formation sur l’inclusion soit multidimensionnelle. Si nous nous concentrons sur l’inclusion des personnes 2S/LGBTQIA+ dans le don de sang, en pensant uniquement aux personnes queer et trans blanches de la classe moyenne qui vivent en banlieue, nous n’avons pas un portrait complet de la situation. Les gens ont des identités et des expériences diverses, et l’inclusion doit refléter cette diversité. En outre, bon nombre de jeunes d’aujourd’hui n’ont pas grandi avec l’histoire du VIH/sida, et il est clair que cette histoire devrait être enseignée, tant dans les écoles que dans l’ensemble de la société. J’espère que des organisations comme la Société canadienne du sang, Héma-Québec et d’autres responsables de systèmes d’approvisionnement en sang veillent à ce que leur personnel ait accès à des informations et à des ressources sur ces questions, car elles sont toutes liées au don de sang.
Quels conseils donneriez-vous aux hommes gais et queers qui hésitent à donner du sang après avoir été exclus pendant si longtemps?
La première fois que mon mari et moi avons donné du sang, nous l’avons fait ensemble pour affirmer notre présence en tant que couple queer dans cet espace. Certaines personnes ne nous ont peut-être pas vus comme des époux, mais il était important pour nous de montrer que notre relation était tout aussi valable et sûre que celle de n’importe qui d’autre. Donc, mon conseil, c’est que vous n’avez pas à y aller seul.
Il est également important pour la communauté queer de parler d’admissibilité. Par exemple, les personnes qui prennent la PrEP, que ce soit par voie orale ou sous forme injectable, ne sont pas admissibles actuellement. Donc, même si beaucoup de membres de notre communauté peuvent maintenant faire des dons de sang à la suite du changement de politique, les critères sont dynamiques et ils dépendent de divers facteurs. Nous devrions avoir plus souvent ce type de conversations au sein de la communauté.
Enfin, le don de sang est un processus entièrement fondé sur le consentement. Vous pouvez arrêter à tout moment, et je pense que la Société canadienne du sang s’occupe très bien des donneur·euse·s. Si le don de sang vous intrigue, je vous encourage à vous rendre à une collecte de sang et à explorer le processus, mais, je le répète, il n’est pas nécessaire d’y aller seul. Et il y a beaucoup d’informations offertes pour vous aider à démarrer. N’oubliez pas que vous ne serez pas une mauvaise personne ou un « mauvais gai » si vous ne faites pas de don de sang. La plupart des gens, même en dehors de nos communautés, n’en donnent pas non plus. L’essentiel est de s’informer et, si ça vous intéresse, d’essayer.